Nouveau paragrapheTisha beAv 5782 – Session d’étude

 

Introduction : que pouvons-nous étudier le jour du 9 Av ?


 

Orah Hayim Siman 554 : Les choses interdites à Tisha beAv (25 paragraphes)


[1] Le 9 Av, il est interdit de se laver, de s’oindre, de porter des chaussures et d’avoir des relations sexuelles ; et il est interdit de lire la Torah, les Prophètes et les Hagiographes, d’étudier la Mishna, le Midrash et la Gemara, les halakhot et les aggadot, car il est dit : Les ordonnances de l’Eternel sont droites, elles réjouissent le cœur (Psaumes 19 : 9). Les enfants de la maison d’étude n’y vont pas. Mais on [peut] lire Job, et les paroles néfastes dans Jérémie ; et si jamais il y a, entre elles, des versets de consolation, il est nécessaire de les sauter.

[2] Mais il est permis d’apprendre le Midrash sur les Lamentations, le chapitre Ilou Megalhin [dans le traité Moed Qatan], ainsi que d’apprendre l’explication des Lamentations et l’explication de Job.

 

=> étant donné ces restrictions sur l’étude le jour de Tisha beAv, j’ai décidé d’axer l’étude sur le rouleau des Lamentations – puisqu’il fait partie des choses que nous avons l’autorisation d’étudier aujourd’hui. Le texte des Lamentations peut se trouver en ligne au lien suivant :

https://www.sefarim.fr/

 

Ci-dessous, voici quelques réflexions qui me sont venues au fil de la lecture du rouleau ainsi que quelques commentaires sur les Lamentations. Le but étant d’amorcer une discussion/réflexion plus approfondie autour des thématiques rencontrées dans les Lamentations et de la manière dont elles peuvent résonner – ou non – avec notre Histoire (à l’échelle de l’humanité en général et du peuple juif en particulier) et notre histoire (individuelle/familiale).

 

Remarques générales sur le chapitre 1

 

*Chaque verset commence par une lettre de l’alphabet, dans l’ordre. Ainsi, ce texte va du Aleph au Tav, comme pour intensifier l’impression que la destruction de Jérusalem est totale, de même que son désespoir : chaque lettre de l’alphabet débute un verset qui exprime la désolation, la misère, le malheur de Jérusalem et ses habitants, comme si la catastrophe remplissait désormais tout leur monde, tout leur horizon.

 

*Dans ce texte, nous distinguons deux narrateurs : d’une part, un narrateur externe anonyme qui décrit le malheur de Jérusalem et semble y compatir, s’en désoler. Le livre des Lamentations étant attribué à Jérémie, il est possible que ce narrateur soit le prophète lui-même ; d’autre part, Jérusalem elle-même, personnifiée en femme.

=> Le narrateur anonyme parle au sujet de Jérusalem mais ne s’adresse pas à elle. Pourtant, Jérusalem est dans un état de désolation totale, sans personne pour la consoler. Le narrateur lui-même ne peut réconforter Jérusalem, comme s’il était dans l’impossibilité de s’adresser à elle.

Nous pouvons donc nous interroger sur la raison de cette distance. Jérusalem est-elle tellement enfermée dans sa douleur que, bien qu’elle ait un intense besoin de consolation, elle se trouve dans l’incapacité de recevoir la consolation dont elle a tant besoin ? Autrement dit, son malheur la couperait-elle du monde extérieur, constituerait-il une prison autour d’elle qui l’isole du reste du monde ?

L’idée que la souffrance d’une personne puisse agir comme une prison autour de cette personne entre en résonance avec un passage du Talmud de Babylone, traité Berakhot, daf 5b :

 

« Rabbi Yohanan tomba malade. Rabbi Hanina vint lui rendre visite. Il lui dit : « Les souffrances te sont-elles désirables ? »[1] Il lui répondit : « Ni elles, ni leur récompense ! »[2] [Rabbi Hanina] lui dit : « Donne-moi ta main. » [Rabbi Yohanan] lui donna sa main, et [Rabbi Hanina] le releva. [Les rabbins de la Gemara commentent :] Pourquoi ? Que Rabbi Yohanan se relève tout seul ! [Réponse :] On a dit : Un prisonnier ne se libère pas lui-même de la prison. »

 

Dans ce passage, le prisonnier est la personne qui souffre ; la prison est la souffrance. Le prisonnier ne peut sortir de sa prison seul mais, pour y parvenir, il doit déjà franchir plusieurs étapes : 1/exprimer le fait qu’il ne désire pas – ou plus – la souffrance, ni rien de ce qu’elle pourrait lui apporter – autrement dit, exprimer la volonté ferme de sortir de la prison ; 2/saisir la main qui se tend pour l’aider à sortir : être capable de chercher et trouver l’aide dont on a besoin, ce qui ne va pas forcément de soi lorsque l’on est terrassé par la douleur.

 

La question que l’on peut se poser face au malheur de Jérusalem est : pouvait-elle sortir de la prison, comme l’a fait Rabbi Yohanan ?

Il semblerait qu’il était encore trop tôt pour elle. Elle était encore terrassée par ce qui venait de lui arriver pour être capable d’émettre une volonté. Il est possible donc que personne n’était là pour la consoler car elle était encore inconsolable, rendue sourde et aveugle à la consolation par l’intensité de sa souffrance. Peut-être avait-elle-même besoin de cette souffrance, à cette étape de son deuil, bien qu’elle lui paraisse intolérable. Cela peut expliquer que, bien que le narrateur compatisse à son sort, il se trouve dans l’incapacité de l’aider : les murs de la prison de Jérusalem sont encore trop épais.

 

En revanche, à plusieurs reprises, Jérusalem s’adresse à l’Eternel et aux passants pour leur demander de voir, de regarder son malheur. Elle insiste sur son besoin d’être vue dans sa souffrance. Peut-être est-ce une manière d’accuser l’Eternel et ses ennemis de ce qui lui a été infligé ? Peut-être est-ce sa manière de se révolter contre l’atrocité de ce qui a été perpétré contre elle – en étant en permanence le rappel dérangeant du mal qui s’est déversé sur elle, de la cruauté excessive qui peut se cacher dans le cœur des êtres humains et qu’ils ont parfois tendance à ne pas vouloir voir ?

Le spectacle du malheur, de la misère est difficile, il dérange et bouleverse l’être humain au plus profond de l’âme. Aussi pouvons-nous être le plus souvent tentés de l’éviter, de nous préserver du spectacle de l’horreur. Jérusalem nous demande de la voir, de la regarder en face. De reconnaître que l’horreur et la misère existent. Pour que nous les combattions et les réparions au lieu de les fuir.

 

Jérusalem s’adresse à l’Eternel, mais l’Eternel ne répond pas. Est-ce parce que la souffrance de Jérusalem est encore trop aiguë pour ressentir la consolation de l’Eternel ? Certainement. S’il arrive que, en proie à une grande souffrance, il soit parfois possible de trouver du réconfort, du soutien dans la sensation de la proximité de l’Eternel, dans la petite lumière qui tremblote dans les ténèbres, il n’est souvent pas possible de la percevoir immédiatement. Jérusalem semble donc dans cette phase du deuil où tout est noir, où l’Eternel est absent, où il est impossible de sentir sa présence.

Par ailleurs, Jérusalem exprime sa culpabilité : à ce stade, elle est convaincue d’avoir mérité ce qui lui est infligé.

La culpabilité peut accroître le sentiment d’éloignement d’avec l’Eternel, lorsqu’elle est si forte qu’on a l’impression de ne pas mériter de consolation, de ne pas mériter d’être aidé, alors qu’on en ressent un intense besoin.

La culpabilité peut être aussi un outil utilisé par Jérusalem ici pour tenter de donner un sens à l’atrocité sans nom qui lui arrive. Sans doute est-il plus rassurant pour elle de se dire qu’il existe une logique, une explication à ce qui vient d’arriver, plutôt que de se trouver face à une horreur qu’on ne peut ni nommer, ni expliquer, ni justifier.

Mais cette culpabilité peut s’avérer destructrice et constituer la clef de la prison de Jérusalem : elle ne pourra pas être consolée tant qu’elle sera entièrement convaincue de ne pas mériter la consolation.

 

Concernant Jérusalem en tant que narratrice, nous pouvons aussi réfléchir à l’effet produit par la personnification de la ville. Les habitants de Jérusalem, ceux qui sont les victimes de la destruction, de la guerre, de la captivité et de la famine, sont présentés comme des parties d’elles-mêmes, qui n’ont pas de voix dans ce chapitre. Leur souffrance est décrite comme étant une partie de la souffrance de Jérusalem – comme si sa voix résultait de toutes celles de ses habitants persécutés qui se joignaient en un seul cri. Par ailleurs, il est possible aussi de concevoir que chaque personne de Jérusalem s’identifiait à la ville entière. La souffrance de chaque individu pouvait être exacerbée par celle de ses proches, de ses voisins, comme si chacun portait en lui une souffrance collective.

 

Le chapitre s’achève sur un souhait de vengeance de Jérusalem. Cela nous fait pressentir l’une des conséquences à craindre lorsqu’une personne, un groupe de personnes ou un peuple sont victimes de violences : que ces violences en engendrent d’autres, qui en engendreront d’autres, dans les générations futures qui portent malgré elles le fardeau de ce qu’ont subi leurs ancêtres.

 

Quelques commentaires sur le chapitre 1 des Lamentations :

 

Sur le verset 1 :

 

Début du midrash Lamentations Rabbah :

Hélas (eikha) ! Comme elle est assise : Trois [prophètes] ont prophétisé en utilisant [le mot] « eikha » : Moïse, Isaïe et Jérémie. Moïse a dit : Comment ( Eikha) porterais-je seul etc. (Deutéronome 1 : 12). Isaïe a dit : Comment (Eikha) est-elle devenue prostituée (Isaïe 1 : 21). Jérémie a dit : Hélas (Eikha) ! Comme elle est assise solitaire (Lamentations 1 : 1).[3] Rabbi Lévi a dit : « Parabole d’une noble dame qui avait trois amis. L’un d’eux la vit dans sa prospérité, un autre la vit dans un état dissolu, et un autre la vit dans sa disgrâce. De même, Moïse vit Israël lorsqu’ils étaient honorés et prospères, et il dit : Comment porterais-je seul votre fardeau ? (Deutéronome 1 : 12). Isaïe les vit dans leur dissolution et dit : Comment (Eikha) est-elle devenue prostituée (Isaïe 1 : 21). Jérémie les vit dans leur disgrâce et dit : Hélas (Eikha) ! Comme elle est assise (Lamentations 1 : 1). […]

Rashi :

Elle était comme une veuve : et non une veuve pour de vrai ; plutôt, elle était comme une femme dont le mari est parti pour un pays lointain, et dont l’intention est de revenir vers elle.

 

Sur le verset 2 :

 

Rashi :

Dans la nuit : Car le Temple a été brûlé dans la nuit, selon ce que le maître a dit : Au soir, ils y ont allumé le feu.

Autre interprétation : Dans la nuit : la nuit pendant laquelle les explorateurs [et tout Israël] ont pleuré (Cf. Nombres chapitres 13-14) le 9 Av a été la cause [du fait que les Hébreux sortis d’Egypte se sont vus refuser l’entrée en terre promise].

Autre interprétation : Dans la nuit : Car toute personne qui pleure dans la nuit, celui qui entend sa voix pleure avec lui.

Et ses larmes sont sur ses joues : Du fait qu’elle pleure en permanence.

 

Rabbi Yossef Qara (version A) :[4]

Elle pleure amèrement dans la nuit, et ses larmes sont sur ses joues ; elle n’a pas de consolateur parmi tous ceux qui l’aimaient : Ses pleurs sont semblables [à ceux] de celui qui pleure dans la nuit, car ses voisins ne le voient pas et ne le consolent pas. Car celui qui pleure le jour, tous ceux qui le connaissent viennent, le consolent, apaisent ses larmes qui ne dévalent pas ses joues, ce sont eux qui l’apaisent ; mais celui qui pleure dans la nuit, continue à pleurer jusqu’à ce que ses larmes soient posées sur ses joues, et ne trouve personne pour le consoler. Ici aussi, les pleurs de Sion et le deuil de Jérusalem et semblable à [ceux] d’une femme qui pleure dans la nuit, et du fait de l’abondance de ses pleurs, ses larmes se sont déposées sur ses joues.

 

Remarques générales sur le chapitre 2

 

*Nous retrouvons à nouveau les deux narrateurs du chapitre précédent : le narrateur externe anonyme et Jérusalem. Néanmoins, par rapport au chapitre précédent, nous pouvons noter les évolutions suivantes :

=> Le narrateur externe décrit le comportement de l’Eternel envers Jérusalem comme celui d’un ennemi. Aucune accusation n’est explicitement prononcée contre l’Eternel, le narrateur ne faisant que dresser la liste de ses actions, néanmoins, le reproche semble implicite, peut être lu entre les lignes. A la lecture de ce texte, nous nous posons les questions suivantes : de quel droit l’Eternel s’est-il comporté avec tant de dureté envers Jérusalem ? Toute la violence déployée était-elle justifiée ? L’Eternel n’est-il pas allé trop loin, beaucoup trop loin ?

=> Le narrateur exprime également son impuissance à consoler Jérusalem (verset 13). Son désastre étant grand comme la mer, il semble impossible de soulager sa douleur. Néanmoins, dans ce chapitre, le narrateur s’adresse directement à Jérusalem, ce qui semblait impossible dans le chapitre précédent. Elle ne lui répond pas, sans doute n’en a-t-elle pas encore la force : mais une relation est en train de s’établir car il s’adresse à elle.

En exprimant son sentiment de ne pas pouvoir la consoler, le narrateur externe semble aussi expliquer pourquoi il ne lui parlait pas directement jusqu’à présent, bien qu’il ait compati à son sort : il ne savait pas comment la soulager. Il était réduit au silence, à l’inaction, par l’intensité d’une souffrance face à laquelle tout mot, tout geste aurait semblé vain, inutile. Aussi s’est-il sans doute senti, jusqu’à présent, incapable d’agir, réduit à l’impuissance par l’intensité de la peine de Jérusalem.

Mais le fait qu’il ose à présent s’adresser à elle peut laisser présager une porte de sortie pour Jérusalem :

=> Ses paroles, au verset 14, déculpabilisent Jérusalem : peut-être s’est-elle mal conduite, mais elle a été mal conseillée : ses prophètes l’ont flattée avec des paroles trompeuses au lieu de l’inciter au repentir, de l’aider à revenir vers de meilleures actions avant qu’il soit trop tard. Dans ces circonstances, est-elle la seule et unique responsable de ce qui lui arrive ? Sa culpabilité est-elle vraiment si totale qu’elle n’ait pas droit à la consolation ?

=> Plus tard (verset 18-19), le narrateur externe incite Jérusalem à pleurer toutes les larmes de son corps ; il l’encourage à se lever pour pleurer dans la nuit : autrement dit, à transformer ses pleurs en un acte de révolte, de protestation contre la destruction excessive infligée par l’Eternel.

Ainsi, au dernier verset de notre chapitre, Jérusalem semble être en train de passer de la dévastation totale à une attitude plus révoltée contre ce qui lui a été infligé, lorsqu’elle aussi exprime que l’Eternel s’est comporté en ennemi. Dans ce chapitre-ci, elle cesse d’affirmer que son châtiment était mérité.

 

Quelques commentaires sur le chapitre 2 des Lamentations :

 

Sur le verset 9 :

Rabbi Yossef Qara (version B) :

Même ses prophètes n’eurent pas de vision de l’Eternel : Car à partir de l’époque de Haggaï, Zacharie et Malachie, la prophétie a cessé en Israël.[5]

 

Sur le verset 13 :

 

Rabbi Yossef Qara (version B) :

Qui te citerai-je comme exemple ? Qui te comparerai-je ? : Que je puisse dire : N’est-il pas vrai qu’à telle nation, il est arrivé la même chose qu’à toi ? Afin que tu la voies et que tu sois consolée.[6]

 

Sur le verset 17:

 

Rashi :

Il a accompli sa parole, qu’il avait ordonnée dans les temps anciens : Ce qu’il a écrit dans la Torah : Je multiplierai au septuple le châtiment etc. (Lévitique 26 : 18 et versets suivants).[7]

 

Remarques générales sur le chapitre 3

 

*Dans ce chapitre, le narrateur change : il parle à la première personne et se présente, dès le premier verset, comme l’homme qui a connu la misère sous le bâton de la colère de l’Eternel. Plus tard dans ce chapitre, le sujet parle en tant que « nous » : ce narrateur s’inclut donc parmi l’ensemble des habitants de Jérusalem. Ce texte semble indiquer qu’il est l’une des personnes qui, vivant à Jérusalem, a connu la dévastation.

Ainsi, ce chapitre semble donner la parole à l’une des voix qui compose celle de Jérusalem dans les deux précédents chapitres. Tout comme la ville, cet homme exprime la souffrance que lui a fait endurer l’Eternel. Il décrit la manière implacable dont il a été accablé par l’Eternel, qui restait sourd à sa prière. Néanmoins, il semble que ce narrateur a déjà pris une certaine distance par rapport à cette douleur : elle n’est plus aussi aiguë que celle exprimée par Jérusalem au premier chapitre. Ainsi, à partir du verset 21, soit vers le tiers du chapitre, il commence à exprimer de l’espoir : celui que, malgré l’intensité des souffrances subies, l’Eternel « ne délaisse pas à tout jamais » (verset 31). Cet espoir rend la souffrance du narrateur plus supportable, dans la mesure où il est persuadé qu’elle aura une fin.

Cet espoir est assorti, dans ce chapitre, d’une certitude que l’Eternel rétablira la justice ; que les souffrances subies étaient trop fortes pour être méritées. Le narrateur reconnaît la part de responsabilité de l’ensemble des habitants de la ville dans la catastrophe, mais il reproche également à l’Eternel de n’avoir point pardonné, de s’être montré excessivement dur.

Ainsi, l’espoir du rétablissement de la relation entre les êtres humains et l’Eternel ressurgit dans ce chapitre (Cf. versets 38-47), lorsque les humains s’engagent à se repentir vers l’Eternel, tout en lui reprochant les souffrances excessives infligées. Il semble que les humains exigent une demande de pardon de l’Eternel tandis qu’eux-mêmes s’engagent à revenir vers de meilleures actions.

A partir du verset 54, le narrateur, du fond de sa détresse, parvient de nouveau à ressentir la présence de l’Eternel auprès de lui, son réconfort, son soutien. Alors, le narrateur dirige sa demande de justice contre ses ennemis – humains. Il n’exprime plus de révolte envers l’Eternel mais envers les êtres humains qui lui ont infligé tous ces maux.

Peut-être ce renversement implique-t-il la prise de conscience suivante : l’Eternel n’était pas l’ennemi – l’Eternel était toujours présent ; mais l’être humain enfoncé dans sa souffrance, dans sa culpabilité et sa certitude d’avoir été châtié pour des fautes commises, en viendrait à ne plus parvenir à percevoir la présence divine et à percevoir l’Eternel seulement comme un juge trop cruel, qui reste sourd aux appels.

Mais lorsque l’être humain se débarrasse de ce sentiment, retrouve de l’espoir, une volonté de s’améliorer plutôt que de rester coincé dans sa culpabilité, alors le soutien de l’Eternel peut de nouveau être perçu.

A ce moment-là, l’être humain peut percevoir que le mal qui lui est survenu n’est pas l’effet de la cruauté de l’Eternel mais de celle des êtres humains – qui serait le résultat de leur libre arbitre plutôt que d’une volonté divine. En effet, dans le traité Niddah daf 16b, nous lisons :

 

« Rabbi Hanina bar Papa a interprété : l’ange préposé à la grossesse a pour nom Laylah, il prend une goutte [de sperme], la présente devant le Saint Béni Soit-Il et dit : « Maître du monde ! Cette goutte, qu’en serait-il d’elle ? [Deviendra-t-elle] une personne courageuse ou faible ? Une personne sage ou bête ? Une personne riche ou pauvre ? En revanche, il ne dit pas : « une personne méchante ou juste », selon l’enseignement de Rabbi Hanina, puisque Rabbi Hanina a dit : tout est entre les mains des cieux, sauf la crainte des cieux, selon ce qui est dit : (Deutéronome 10 : 12) : Et maintenant Israël, l’Eternel ton dieu demande seulement de toi la crainte de l’Eternel etc. »

 

Rashi donne quelques précisions sur ce passage dans son commentaire :

Tout est entre les mains des cieux : tous les traits de caractère et les aventures d’une personne lui arrivent selon un décret du Roi, à part celle-ci.

Seulement la crainte : Il te demande cette unique chose car tout est entre ses mains, mais cette chose-ci est entre tes mains.

 

A la lumière de ce passage, il est possible de comprendre que, même si la catastrophe qui est survenue à Jérusalem faisait partie de la volonté divine, l’intensité de la catastrophe n’aurait pas dû être si grande. La souffrance de la ville et de ses habitants n’aurait pas dû être aussi atroce – les ennemis humains sont allés beaucoup trop loin. C’est donc contre eux que le narrateur réclame justice à la fin du chapitre. Peut-être est-il aussi possible de comprendre que la demande d’anéantissement qu’il exprime au dernier verset ne fasse pas référence à l’anéantissement des personnes physiques, mais plutôt à celui de leur penchant vers la cruauté – qu’elles seules, néanmoins, peuvent parvenir à vaincre d’après le passage ci-dessus du Talmud. Cela entre en résonnance avec un autre extrait du Talmud, en Berakhot 10a :

 

« Les brigands qui étaient dans le voisinage de Rabbi Meïr l’affligeaient beaucoup. Rabbi Meïr implorait la compassion divine à leur sujet, pour qu’ils meurent. Sa femme Berouria lui dit : « Sur quoi te bases-tu ? Sur ce qui est écrit : Que les péchés (hataïm) soient anéantis de la terre (Psaume 104 : 35) ? Est-il écrit « pécheurs » (hotim) ? Il est écrit « péchés » (hataïm) ! De plus, va à la fin du verset : et il n’y aura plus de méchants (Psaumes 104 : 35) : lorsque les péchés seront anéantis, alors il n’y aura plus de méchants. Plutôt, implore la compassion divine à leur sujet pour qu’ils fassent téshouva, alors il n’y aura plus de méchants. » Rabbi Meïr implora la compassion divine à leur sujet, et ils firent téshouva.

 

Quelques commentaires sur le chapitre 3 des Lamentations :

 

Sur le verset 1 :

Rabbi Yossef Qara (version B) :

Je suis l’homme qui a vu la misère sous le bâton de sa colère : Son explication est : je suis l’homme qui a été battu avec le bâton de la colère – [qui a subi] des reproches de colère et non des reproches d’amour.[8]

Sous le bâton : qui détruit la peau, la chair et brise l’os, comme il le détaille plus bas : il a usé ma chair, ma peau, il a brisé mes os (Lamentations 3 : 4) – et non le bâton avec lequel un père châtie son fils.

Je suis l’homme qui a vu la misère : […] ainsi a dit Jérémie : à mon sujet, toute personne peut dire : cet homme a vu la misère sous la bâton de sa colère – de la colère du Saint Béni Soit-Il. Parmi les prophètes qui ont prophétisé la destruction du Temple, je suis le seul à l’époque duquel le Temple a été [effectivement] détruit.

 

Sur le verset 40 :

 

Aqedat Yitzhaq :[9]

Examinons : Il dit : Ce qui est convenable pour nous d’accomplir avec un grand zèle, c’est d’examiner notre conduite, par laquelle nous avons transgressé, et de chercher tout ce dans quoi nous avons failli, afin de revenir vers l’Eternel [en nous éloignant] de toutes ces erreurs.

 

Remarques générales sur le chapitre 4

De nouveau, ce chapitre décrit l’ampleur de ce qu’ont souffert les habitants de Jérusalem. Dans les deux premiers tiers du chapitre, c’est de nouveau un narrateur anonyme – peut-être le même qu’aux chapitres 1 et 2 – qui s’exprime en décrivant les ravages de la famine et de la guerre. De nouveau, apparaît la notion que les habitants de Jérusalem ont subi cette dévastation parce qu’ils avaient mal agi, et ont donc une part de responsabilité dans ce qui est arrivé.

Néanmoins, à la fin du chapitre, à partir du verset 17, le narrateur anonyme est remplacé par un « nous » collectif des victimes. Cela semble impliquer que, malgré ce qu’elles ont subi, elles sont désormais capables de parler, de reprendre la parole. Les victimes de la catastrophe expriment collectivement leur malheur, mais aussi leur conviction que la faute de Jérusalem est désormais expiée : cela implique une conscience que leur malheur touche à sa fin. Qu’ils ne connaîtront plus de souffrance aussi atroce. En revanche, ces victimes expriment aussi la certitude que leurs bourreaux humains, à leur tour, subiront la même chose pour prix de leur cruauté excessive, et de leur joie face à leur malheur.

Le dernier verset du chapitre semble donc impliquer la conscience qu’aucun peuple n’est à jamais favorisé ou à jamais dans le malheur. Tout dépend de la manière dont un peuple fait usage de sa responsabilité collective. Ainsi, tout groupe humain devra assumer les conséquences de ses actes.

 

Remarques générales sur le chapitre 5

 

Ce dernier chapitre du livre des Lamentations semble dans la continuité de la fin du précédent, dans la mesure où, tout au long de ce chapitre, ce sont les victimes qui s’expriment collectivement, en tant que « nous ».

Au début du livre, les victimes étaient sans voix : c’était la ville, Jérusalem, qui par sa voix exprimait la souffrance qu’ils ne pouvaient verbaliser, et un narrateur extérieur qui décrivait leur malheur. Puis, peu à peu, les victimes ont commencé à intervenir dans le texte – au chapitre 3, l’une d’elles prend la parole en décrivant son propre vécu ; enfin, à la fin du livre, la parole des victimes prend toute la place, libérée.

Ce chapitre donne également l’impression qu’une relative prise de recul a pu être effectuée face aux événements ; les victimes ne s’expriment pas au lendemain de la dévastation, mais un peu plus tard, lorsqu’elles ont pu revenir de leur choc et retrouver leur voix. Alors, elles s’expriment face à l’Eternel, présentant leur situation, leurs sentiments, leur douleur face à leur malheur. A la fin du chapitre, les victimes expriment leur volonté de renouer le lien brisé avec l’Eternel ; mais aussi la crainte que ce ne soit pas possible.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] Ce passage évoque les « souffrances d’amour » que l’Eternel inflige aux êtres humains afin de les amener à une plus grande proximité avec le divin.

[2] Autrement dit, selon Rabbi Yohanan : mieux vaut se passer de ces souffrances et ne pas bénéficier de la « récompense » qui leur est associée, plutôt que de gagner une plus grande proximité avec le divin à ce prix-là.

[3] Notons que les versets du Deutéronome et d’Isaïe cités sont lus le shabbat qui précède le 9 Av : Le verset Deutéronome 1 : 12 dans la parasha et le verset Isaïe 1 : 21 dans la haftarah. Ainsi ce mot opère-t-il comme un « fil conducteur » entre les textes que nous lisons avant et pendant le 9 Av, comme pour montrer une continuité entre la multitude d’Israël sur le point d’entrer en terre promise, puis la dégradation de leur conduite au temps du premier Temple et finalement la destruction et l’exil.

[4] Commentateur du 11e-12e siècle qui a vécu en France et Allemagne actuelles ; il a notamment écrit des commentaires sur le Tanakh et le Midrash.

[5] Ainsi, selon ce commentaire de Yossef Qara, l’arrêt de la prophétie évoqué dans ce verset ne serait pas temporaire mais définitif : cela donne l’impression qu’une époque s’achève, un aspect de la relation entre l’Eternel et l’être humain sera définitivement perdu – ce qui n’exclut pas le développement futur d’autres modes de relations.

[6] Il peut être paradoxal pour Jérusaleme de trouver du réconfort en voyant qu’autrui a connu un malheur similaire au sien. Mais peut-être cela pourrait-il la rassurer, car cela prouverait que son expérience, si dure soit-elle, entre dans le champ du possible, du connu – et qu’elle pourra se montrer solidaire, dans son malheur, d’autres nations dévastées ; elle pourra comprendre ce que vivent ces nations, qui pourront également la comprendre ; elles pourront peut-être s’entraider et se relever ensemble ; ou, si l’autre nation est déjà sortie du malheur, cela donnera de l’espoir à Jérusalem de se relever elle aussi. Le fait qu’aucune autre nation n’ait connu un malheur similaire peut renforcer l’impression d’isolement de Jérusalem, à l’idée que le désastre qu’elle vit est de l’ordre de l’extraordinaire : personne d’autre ne pourra comprendre pleinement ce qu’elle subit. L’ampleur du désastre qui la marque renforce donc sa solitude.

[7] Le chapitre 26 du Lévitique présente ce qui arrivera au peuple d’Israël s’il ne respecte pas la parole de l’Eternel. Ainsi le châtiment qui survient sur Jérusalem semblait déjà arrêté depuis le temps de Moïse…

[8] Voici la manière dont je comprends les « reproches d’amour » : des reproches que l’on fait à quelqu’un pour lui donner une occasion de prendre conscience de ses erreurs et de s’améliorer – et de l’aider dans cette démarche – parce que l’on a du respect/de l’estime pour cette personne et que l’on souhaite qu’elle puisse vaincre ses limitations. Tandis que les « reproches de colère » seraient au contraire le fait de déverser sa colère sur quelqu’un sans aucun égard pour cette personne, sans se soucier de l’impact sur elle – voire avec une volonté de la briser plutôt que de la faire progresser.

[9] Commentaire sur le Tanakh du rabbin Yitzhaq Arama qui vécut en Espagne au 15e siècle.


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